Suite au rapport du Centre de recherche en finances publiques et développement local, CREFDL en sigle, consacré à la gestion des finances du Parlement entre 2021 et 2023, et alléguant, entre autre, que les bureaux des deux chambres ont utilisé en toute opacité un total de 309 millions de dollars américains la rubrique ‘‘fonds spécial d’intervention’’, le cabinet de modeste Bahati a régit vigoureusement. Le service communication de l’ancien président du Sénat affirme que le rapport de l’ONG CREFDL est un «torchon» truffé des chiffres «imaginaires», un «faux sur toute la ligne» et «prouve que ce dernier ignore tout du fonctionnement des deux chambres du parlement». Mais le démenti de Modeste Bahati n’a pas répondu avec précision aux accusations de CREFDL. Et si, en réalité, le mal était pire que ce que dénonce l’ONG ?
On peut, en effet, se poser la question si oui ou non, les présidents des deux chambres reçoivent des millions de dollars de la fameuse rubrique ‘‘fonds spécial d’intervention’’, qu’ils gèrent comme bon leur semble, sans fournir le moindre justificatif ? Au demeurant, qu’est-ce au juste ces fonds spéciaux d’intervention ?
Les fonds spéciaux sont des fonds secrets, qui ne sont pas soumis aux règles de transparence classiques des dépenses inscrites dans le budget. En RDC, ils ne sont soumis à aucun contrôle et leur utilisation pleinement du bénéficiaire. En principe, ces crédits devraient être utilisés pour répondre au besoin du pouvoir exécutif de disposer rapidement et librement d’une ressource financière permettant de protéger l’État, quitte à commanditer des opérations illégales en territoire étranger. Leur justificatif tient par le concept de raison d’Etat.
Le destinataire peut les utiliser comme il l’entend
Enseignant de droit public à la Faculté des sciences juridiques et politiques de l’Université Cheick Anta Diop de Dakar, le professeur Ndiogou Sarr explique que, créés sous la monarchie française, ces fonds permettaient, à l’origine, à l’institution politique qui était le président de la République de pouvoir mener des activités qui, normalement, ne sont pas portées à la connaissance du public. «Ce sont des dépenses pour espionnage, des dépenses effectivement politiques où le président recours souvent à des actions politiques qu’il doit mener mais qu’on ne peut pas porter à la connaissance du public», confie-t-il à nos confrères du journal sénégalais Sud Quotidien.
Avant de préciser : «celui qui est destinataire de ces fonds peut les utiliser comme il veut, il est ordonnateur et en même temps il est comptable. Car, l’exécution de ces fonds n’obéit pas à la procédure qui sépare les ordonnateurs des comptables. En plus de cela, ce sont des fonds qu’on peut utiliser dans toutes les dépenses : la nature n’a pas été spécifiée au départ. C’est pourquoi, on dit dans ces fonds spéciaux, que la personne destinataire peut les utiliser comme elle l’entend. C’est une dérogation de la procédure de droit commun, normal. Elle peut l’utiliser pour faire n’importe quelle dépense et c’est pourquoi on dit que les justificatifs ne sont pas exigés».
Plus grave, selon le professeur Sarr, ces fonds génèrent l’enriochissement personnel illicite ainsi que la corruption dans le champ politique : «c’est avec les fonds politiques et secrets que les régimes successifs corrompent magistrats, journalistes et opposants (l’un des exemples les plus éloquents ces dernières années reste l’affaire Djibril Ngom). L’utilisation des ressources publiques sans une autorisation préalable explicite du Parlement relève du détournement».
C’est pour cette raison que des pays démocratiques les ont simplement supprimés. En France qui fut, du reste, la première à les instituer, ils ne sont désormais réservés qu’aux seuls services de sécurité, pour un total de 67 millions d’euros par an.
‘‘Il est temps d’y mettre fin’’
Et en RDC ? Pendant la Transition dite ‘‘1+4’’, le président de la République en disposait pour 250 000 dollars mensuels, soit 3 millions par an, alors que les vice-présidents, et les présidents de deux chambres du Parlement, étaient à 200 000 USD chacun, soit 2,4 millions annuels. Mais aujourd’hui, non seulement la hauteur de ces fonds a été multipliés exponentiellement, mais ils ont également été élargis à une multitude des bénéficiaires – 24 au total – dont on peut parfois se demander à quoi cela leur sert exactement, si ce n’est à arrondir le compte en banque des bénéficiaires.
Après avoir épluché le budget 2023, en utilisant le taux budgétaire de l’année de 2022 francs pour le dollar, il s’avère que c’est un total de 455 millions de dollars, soit près de 5% d’un budget qui n’a été réalisé en réalité qu’à moins de 10 milliards de dollars, qui partent en fumée sous cette rubrique fumeuse. Contre un total de seulement 28 millions de dollars pour l’ensemble des institutions du Sénégal, alors que le peuple sénégalais vit mieux que celui de RDC, avec un PIB par habitant trois fois supérieur. Les trois principaux bénéficiaires sont l’Assemblée nationale avec 241 millions de dollars, suivie de la présidence de la République avec 78,4 millions USD, du Sénat avec 77,9 millions USD. Ainsi, contrairement à l’ONG CREFDL qui a affirmé que le Parlement avait consommé 309 millions de dollars pendant trois ans entre 2021 et 2023, ce sont plutôt 319 millions de dollars que les deux chambres dont les deux chambres ont bénéficié en une seule année 2023 !
Question : est-il normal, dans un pays cerné par tant de misère, que des dirigeants des institutions s’accordent chaque année des fonds aussi faramineux pour leur bon plaisir ? Réponse de Madior Ly, cadre du parti d’opposition sénégalais République des valeurs (RV) : «il est temps d’y mettre fin. Le contribuable qui paie ses impôts pour obtenir des hôpitaux de qualité, des écoles suffisantes ne doit plus être le dindon à plumer. L’argent public qui doit être dépensé devrait en toute rigueur respecter les exigences d’un Etat de droit». Et d’ajouter : «Rien n’est plus révélateur, concernant la perversion de la démocratie, que l’argent laissé entre les mains d’un seul homme et qui en fait ce qu’il veut, à l’insu de tous».
Un vrai saccage des finances publiques
Bref, en France, les fonds réservés depuis 2001 aux seuls services de sécurité pour seulement 67 millions d’euros ; au Sénégal, ce sont seulement 28 millions de dollars qui sont répartis entre cinq institutions : la présidence de la République ; l’Assemblée nationale ; la primature ; le Conseil économique, social et environnemental et le Haut-conseil des collectivités territoriales. Mais en RDC, ce sont au total 455 millions de dollars, comme si le pays était très riche pour se permettre un tel saccage des finances publiques.
455 millions USD, c’est l’équivalent de 3 000 écoles au prix de 150 000 dollars à construire dans le pays en une année. C’est plus que ce qu’il faut pour construire la route entre Kananga et la frontière angolaise pour désenclaver toute la zone centre du pays, ou encore pour construire les barrages hydroélectriques de Katende au Kasaï central (280 millions) et de Kakobola (55 millions) au Kwilu. Non encadrés, non contrôlés, non justifiés, ces fonds peuvent permettre à celui qui en bénéficie d’en faire ce qu’il veut, y compris construire des immeubles dans la ville, s’acheter des villas à l’extérieur, mener un train de vie de Maharaja au milieu d’un océan de misère et d’indicibles souffrances du peuple.
Une saine démocratie ne saurait s’accommoder des pratiques d’un autre âge, et dont la nature blesse l’équité et la vertu républicaines ainsi que la justice sociale. Il ne s’agit pas de contester le principe de ces fonds spéciaux, mais de tirer les leçons des bonnes pratiques initiées sous d’autres cieux : d’abord, les réduire aux seuls qui ont en effectivement besoin – la présidence, la primature, les Forces armées et les services de sécurité – et, ensuite, de rabattre drastiquement leur hauteur pour qu’elle ne soit pas si élevée. Enfin, les encadrer par un contrôle annuel confidentiel, par exemple par une commission parlementaire habilitée quant à ce, comme cela se fait en France.
Ci-après, la répartition des ‘‘fonds spéciaux d’intervention’’ aux différents bénéficiaires tels qu’ils apparaissent dans le budget 2023 de la RDC, en francs congolais, avec des conversions en dollars américains entre parenthèses.
Présidence de la République
Cabinet : 55 758 515 488 FC (27 575 923 USD)
Maison militaire : 6 721 556 697 FC (3 324 212 USD)
CNS : 3 300 000 000 FC (1 632 047 USD)
Office privé : 712 334 075 FC (352 291 USD)
Bureau des services des conseillers spéciaux : 588 738 621 FC (291 166 USD)
Sécurité interne : 7 100 000 000 FC (3 511 375 USD)
Secrétariat général : 1 915 665 686 FC (947 411 USD)
Coordination des ressources extérieures et du suivi des projets : 500 000 000 FC (247 280 USD)
IGF : 80 000 000 000 FC (39 564 787 USD)
Cabinet ministre près le PR : 1 216 935 064 FC (601 847 USD)
Programme de désarmement, démobilisation, relèvement communautaire et stabilisation P-DDRCS : 7 421 285 511 FC (367 026 USD)
S/T présidence : 78 415 365 USD
Primature
Bureau : 2 284 047 946 FC (1 129 598 USD)
Cabinet : 1 803 973 316 FC (892 172 USD)
Comité national de désarmement et de la sécurité internationale : 165 428 140 FC (81 814 USD)
S/T Primature : 2 103 584 USD
VPM
VPM/Intérieur : 520 193 430 FC (257 264 USD)
VPM/Défense : 520 193 430 FC (257 264 USD)
VPM/Affaires étrangères : 520 193 430 FC (257 264 USD)
VPM/Fonction publique : 520 193 430 FC (257 264 USD)
S/T VPM : 1 029 056 USD
Assemblée nationale
Bureau : 388 410 480 228 FC (192 092 225 USD)
Cabinet : 98 914 040 283 FC (48 918 912 USD)
S/T Assemblée nationale : 241 011 137 USD
Sénat
Bureau : 131 969 133 539 FC (65 266 634 USD)
Cabinet : 25 685 573 371 FC (12 703 053 USD)
S/T Sénat : 77 969 687 USD
Cour constitutionnelle
Cabinet : 2 500 000 000 FC (1 236 340 USD)
Greffe en chef : 1 000 000 000 FC (495 560 USD)
Parquet général près la Cour constitutionnelle : 2 500 000 000 FC (1 236 340 USD)
Parquet général près la Cour constitutionnelle/1er secrétaire :
1 000 000 000 FC (495 560 USD)
S/T Cour const. : 3 463 800 USD
Cour de cassation
Cabinet : 2 500 000 000 (1 236 340 USD)
Greffe en chef : 1 000 000 000 FC (495 560 USD)
Parquet général près la Cour de cassation : 2 500 000 000 FC (1 236 340 USD)
Parquet général près la Cour de cassation/1er secrétaire :
1 000 000 000 FC (495 560 USD)
S/T Cour de cassation : 3 463 800 USD
Conseil d’Etat
Cabinet : 2 500 000 000 FC (1 236 340 USD)
Greffe en chef : 1 000 000 000 FC (495 560 USD)
Parquet général près le Conseil d’Etat : 2 500 000 000 FC (1 236 340 USD)
Parquet général près le Conseil d’Etat/1er secrétaire :
1 000 000 000 FC (495 560 USD)
S/T Conseil d’Etat : 3 463 800 USD
Haute cour militaire
Cabinet : 2 500 000 000 FC (1 236 340 USD)
Greffe en chef : 1 000 000 000 FC (495 560 USD)
Auditorat général près la Haute cour militaire : 2 500 000 000 FC : (1 236 340 USD)
Auditorat général près la Haute cour militaire/1er secrétaire :
1 000 000 000 FC (495 560 USD)
S/T Haute cour militaire : 3 463 800 USD
Commission permanente de réforme du droit congolais
651 196 931 FC (322 056 USD)
Secrétariat permanent du Conseil supérieur de la magistrature
50 779 362 284 FC (25 113 433 USD)
Direction des services généraux du Casier judiciaires
751 196 931 FC (371 512 USD)
Direction de l’identité judiciaire
579 196 931 FC (286 448 USD)
Poste des inspecteurs judiciaires
579 196 931 FC (286 448 USD)
Direction du patrimoine et logistique
751 196 931 FC (371 512 USD)
Direction de lutte contre la criminalité
751 196 931 FC (371 512 USD)
Bureau de central d’Interpol
751 196 931 FC (371 512 USD)
Service de documentation et d’études
579 196 931 (286 448 USD)
Direction générale de police judiciaire
1 041 057 174 FC (514 865 USD)
Inspection générale de la police judiciaire
1 041 057 174 FC (514 865 USD)
S/T services judiciaires : 28 439 099 USD
Secrétariat général du gouvernement
Cabinet : 25 881 290 379 FC (12 799 847 USD)
S/T : Secrétariat général du gouvernement : 12 799 847 USD
TOTAL GENERAL : 455 622 975 USD
Mbuta MAKIESSE