La nouvelle avait fait l’effet d’une bombe : le 11 mars dernier, M. Samba Bathily était interdit de quitter le territoire national par la Direction générale des migrations, DGM en sigle, sur demande de l’Inspecteur général des finances chef de service Jules Alingete. Et pour cause : cet homme d’affaires malien est accusé d’avoir perçu 13 millions de dollars américains du trésor public en 2022 pour installer 2 584 poteaux de lampadaires dans la capitale congolaise pour compte de sa société Solektra RDC Sarlu. Sauf qu’aucun poteau n’a été vu nulle part dans Kinshasa. Une seconde chance lui a été accordée pour rectifier son erreur. Toujours rien ! Aussi, lorsque le VPM et ministre de l’Intérieur Peter Kazadi a réceptionné, ce mercredi 20 mars, des conteneurs comprenant du matériel pour l’enrôlement des Congolais pour la délivrance des cartes d’identité, nombreux n’ont pas réalisé que c’est le même Samba Bathily qui est, ici aussi, au centre d’une opération qui ne brille guère par sa transparence : l’affaire du contrat entre l’Office national d’identification (ONIP) et l’entreprise IDEMIA/AFRITECH, qui appartient à l’homme d’affaires malien.
Tout commence lorsque, en juin 2023, Peter Kazadi met en place une commission ad hoc chargée de la délivrance de la Carte d’Identité Nationale. La commission, supervisée par le VPM en personne, devait être composée de plusieurs structures dont la Présidence, la primature, le cabinet du VPM Intérieur et l’ONIP. Tout va alors se passer dans l’opacité totale : aucun appel d’offre n’est lancé pour désigner une société prestataire et tout semble fait pour orienter le marché vers un partenaire tout désigné à l’avance par certains bonzes du régime : IDEMIA/AFRITECH. Selon des sources, c’est cette dernière qui aurait même délivré, sans contrat ni soubassement juridique, la Carte d’identité nationale au Chef de l’Etat le 30 juin 2023.
Avec ce haut fait d’armes, la commission ad hoc du VPM Peter Kazadi mute automatiquement en une commission d’élaboration d’un cahier de charges du projet ONIP qu’elle va soumettre à IDEMIA/AFRITECH afin que celui-ci propose une offre technique et commerciale pour tout le projet. Le nombre de délégués de l’ONIP au sein de la commission passe alors de dix à trois. Ça commence bien. La commission reçoit alors pour analyse et validation les offres technique et financière que lui transmet la société de Samba Bathily qui, entre temps, s’est constitué en consortium.
En violation de la loi sur les marchés publics
C’est un contrat de type partenariat-public-privé qui est proposé avant d’être validé par la commission. Il sera signé de gré à gré, en toute violation de la loi sur les marchés publics, en présence des ministres Peter Kazadi de l’Intérieur, Aimé Boji du Budget et Nicolas Kazadi des Finances. L’ONIP est l’autorité contractante et le consortium IDEMIA-AFRITECH, titulaire du contrat, est censé apporter son investissement dont il récupérera la mise à la fin du projet.
Désormais, IDEMIA/AFRITECH a pour missions de financer, déployer et maintenir le système FGP – Fichier général de la population, qui permet le traitement des données individualisées et contient les informations biographiques et biométriques relatives à l’identité des personnes physiques et celles relatives à l’état civil – de personnalisation des cartes et du système de vérification ; et identifier toute la population congolaise ainsi que les étrangers vivant en RDC.
«Dans sa mise en exécution, le contrat n’a pas pris en compte tout le démembrement effectif de l’ONIP selon le décret relatif à sa création.
d. Le contrat a été signé pour une durée de 20 (vingt) ans dont 5 (cinq) ans de délai d’exécution. Pendant tous les 20 ans, le consortium exploitera le système», assure un proche du dossier. Qui explique que vingt-six centres de données provinciaux seront construits dans les 26 provinces dans un délai non défini dans le contrat.
De même, le délai et les modalités de la maintenance du système ne sont pas précisés dans le contrat, et les obligations du Titulaire n’y seraient pas explicites. «Les différentes acquisitions des matériels du projet ne sont pas déterminées dans le contrat. Elles le seront ultérieurement dans des documents à convenir», assure notre source.
Jackpot !
Et c’est le jackpot pour le malien : le contrat est signé pour un montant global de 1,2 milliard de dollars US, là où le Nigeria, pays le plus peuplé d’Afrique avec ses 220 millions d’habitants, n’a eu besoin que de 433 millions de dollars pour son opération de délivrance de la carte nationale d’identité. La cagnotte est ainsi répartie : 697.509.576,48 USD hors taxe à titre de l’apport de l’Etat congolais, et le 503.343.294,00 USD hors taxe à titre de l’apport du titulaire.
Aux termes du contrat, l’Etat congolais est tenu de payer, trois mois après la signature, un montant de 104.000.000 USD à titre de préfinancement du projet. «En plus de cela, l’Etat est obligé de payer trimestriellement une somme de 11.000.000 USD pendant 5 ans pour apurer son apport», renchérit notre source. De son côté, le Titulaire est tenu seulement de libérer annuellement 20% de son apport global pendant 5 ans. Les recettes d’exploitation du système seront reparties pour tiers à l’Etat congolais, au Titulaire (outre le retour à l’investissement) ; et au fonctionnement du projet.
Les proches du projet s’arrachent les cheveux. «L’ONIP n’a pas du tout été à la hauteur des discussions techniques et juridiques et semble avoir cédé à la volonté du consortium pour des raisons inconnues», confie notre source. En outre, il n’a pas mis à contribution toutes les expertises requises pour des discussions de cette envergure. Des experts notent également une série de faiblesses sur le plan technique – les aspects spécifiques opérationnels relatifs au projet ONIP n’ont pas été rencontrés dans le contrat ; non prise en compte du plan opérationnel et de la note conceptuelle du projet ONIP, ainsi que des de la mutualisation ONIP-CENI-BCR, notamment en ce qui concerne les 30.000 kits déjà cédés officiellement à l’ONIP devant le Premier Ministre, et aussi l’utilisation d’un personnel ressource de la CENI formé par le Trésor public.
Il nous revient également que l’offre technique du consortium n’a pas été validé dans son intégralité car, «certains aspects techniques sont encore en cours de négociation, notamment les spécificités des kits, les logiciels retenus, le design et les caractéristiques de la Carte, des différentes fiches… Ce qui montre que le contrat a été signé sans discussions techniques approfondies et validées», rencérit notre source.
Sur le pied de guerre
De même, sur le plan financier, les griefs ne manquent pas. «L’offre financière du consortium n’a pas été discutée pour comparer les prix et les services offerts, ce qui fait à ce que le coût du projet puisse être très largement supérieur du coût initial toujours présenté et défendu par l’ONIP», déclarent, remontés à bloc, des agents de l’ONIP. De même, «les aspects financiers liés à la Carte n’ont pas été suffisamment détaillés dans le contrat ni dans des documents spécifiques car, le contrat a été signé sans que le design et les caractéristiques de la Carte ne soient validés. Les services de la DGCMP, l’ARMP et du Ministère du Plan ont agi par complaisance sans pour autant procéder à un examen minutieux des aspects financiers tels que proposés par le Consortium afin de protéger les intérêts de l’Etat congolais».
Ces agents notent que, en réalité, c’est le préfinancement de l’Etat congolais qui va permettre au Consortium de faire tourner le projet sans y apporter un moindre rond et en attendant les autres payements trimestriels de l’Etat. «Ceci signifie clairement et en réalité que c’est l’Etat lui-même qui finance le projet trimestriellement. En claire, le consortium va exécuter un PPP dans lequel il n’a pas apporté en réalité un quelconque investissement», relève, dépité, un interlocuteur.
Autre couac, «la répartition des intérêts se fait à part égale pourtant les apports ne sont pas égaux. Aussi, ces intérêts et le retour à l’investissement se font sur tout le coût global du projet, pourtant le consortium n’a formellement apporté une partie, encore faudra-t-il qu’il l’apporte réellement au vu de l’obligation faite à l’Etat de faire un préfinancement et un payement trimestriel. Que donc, dans pareil cas, l’Etat investit beaucoup pour ne rien gagner», poursuit-il.
Alors que plusieurs millions en dollars américains et en francs congolais ont déjà été virés dans deux comptes ouverts à la Sofibanque au nom d’Afitech, à l’ONIP même, la direction générale est sur le pied de guerre. Le 25 février 2024, la DGA Colette Gomo Kpademogo trempe sa plume dans du vitriol et écrit au DG intérimaire pour dire «sa désapprobation de la gestion actuelle de l’Office». Et l’Inspection générale des finances, garde-chiourme de l’orthodoxie financière, ne s’est pas laissée prier pour intervenir. Depuis le 1er mars, Jules Alingete y a dépêché une équipe de ses limiers pour «procéder à encadrement des opérations financières relatives aux fonds payés par le trésor public» dans le cadre du contrat ONIP-IDEMIA/AFRITECH.
Mbuta MAKIESSE