L’avocat français Robert Bourgi, maître des missions secrètes de la présidence française sous Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, sort de l’ombre pour lever le voile sur les relations parfois “incestueuses” de Paris avec des “régimes amis” en Afrique. Il publie un livre de ses mémoires, intitulé “Ils savent que je sais tout – Ma vie en Françafrique”, aux éditions Max Milo, co-écrit avec Frédéric Lejeal. C’est dans le cadre de la promotion de ce livre qu’il est passé sur France 24 ce jeudi 26 septembre 2024. Saisissant l’occasion que lui offre la chaîne française d’informations en continu, il se prononce sur un sujet toujours empreint de polémique depuis près de 15 ans : la présidentielle ivoirienne de 2010, et tranche : «c’est Laurent Gbagbo qui avait gagné l’élection».
En attendant de voir si, dans le livre, il donne les détails des raisons matérielles qui lui permettent de donner pareille affirmation, pour le moment, on se contentera de simples proclamations : «Laurent avait gagné les élections, et nous savions qu’il avait gagné. Le Conseil constitutionnel avait dit qu’il avait gagné, pas Ouattara». Le genre de déclarations qui ne peuvent que trouver un fort écho favorable dans une Afrique gagnée actuellement par des sentiments anti-France et où les discours complotistes tiennent lieu du nouvel évangile pour des millions de gens.
Loin de moi l’idée de contester le reste du livre de M. Bourgi. Il a été témoin et acteur de nombreux épisodes des tumultueuses et mafieuses relations entre son pays, la France, et des pays d’Afrique francophone. Mais je m’appesantirais seulement sur le volet présidentielle ivoirienne de 2010, pour avoir mené une enquête rigoureuse sur la question et en avoir publié un livre en 2018. En suivant l’interview de Robert Bourgi, je constate qu’il est sur la même ligne que d’autres qui ont publié des livres sur cette présidentielle en appui à Laurent Gbagbo, comme Fanny Pigeaud, Charles Onana, ou encore François Mattei. Aucun d’eux ne démontre comment est-on passé de résultats proclamés par la commission électorale et donnant Alassane Ouattara vainqueur avec 54,10% contre 45,90% à Laurent Gbagbo, aux résultats proclamés par la Cour constitutionnelle qui faisaient de Gbagbo le président élu avec 51,45% contre 48,55% à Ouattara. Comment a-t-on procédé pour que les résultats se retrouvent à ce point inversés ?
Gangstérisme électoral
Au demeurant, si effectivement le Conseil constitutionnel avait constaté «des irrégularités graves de nature à entacher la sincérité du scrutin et à en affecter le résultat d’ensemble», pourquoi il n’a pas prononcé l’annulation de l’élection pour en organiser une autre dans un délai de 45 jours comme le stipule l’article 64 du Code électoral ivoirien ? Pour une raison simple : le camp Gbagbo savait très bien que même si cette présidentielle était réorganisée mille fois, le résultat en serait le même. Alors, il a fait le choix de violer le code électoral. D’abord en annulant les résultats proclamés par la centrale électorale au motif qu’ils seraient forclos parce que publiés avec 24 heures de retard. Ensuite, bien que les ayant annulés, le Conseil constitutionnel va utiliser ces mêmes résultats pour les tripatouiller en procédant à l’annulation des résultats dans sept départements entiers du pays (Bouaké, Korhogo, Boundiali, Dabakala, Ferkessédougou, Katiola, et Séguéla) favorables à Alassane Ouattara jusqu’à inversion des résultats. Du vrai gangstérisme électoral !
J’ai procédé à une rigoureuse analyse des chiffres, j’ai comparé scrupuleusement les deux tours du scrutin. Ensuite, j’ai passé au scanner les arguments des deux camps en présence. A titre d’exemple : dans sa plainte au Conseil constitutionnel, Laurent Gbagbo accuse son adversaire d’avoir organisé des fraudes dans 8 départements du Nord et du centre du pays (Bouaké, Korhogo, Ferkessédougou, Katiola, Boundiali, Dabakala, Béoumi et Sakassou). Le Conseil constitutionnel va finir par maintenir Béoumi et Sakassou pour éviter que toute la région de Vallée de Bandama ne soit rayée de la carte électorale, pour les remplacer par Séguéla qui a le nombre d’inscrits que les deux autres départements. Il m’est apparu clair que M. Ouattara n’avait nul intérêt à frauder dans ces 7 départements où il avait fait son plein de voix au premier tour, et où il n’avait plus de marges significatives de progression pour le second tour.
A l’évidence, ce n’est donc pas là que se jouait le deuxième tour, ce n’est pas là que Ouattara devait remporter la présidentielle. En effet, j’ai posé l’hypothèse la plus favorable à Laurent Gbagbo, c’est-à-dire laisser à Alassane Ouattara son score du premier tour dans ces 8 départements, dont les résultats, je le rappelle, n’avaient été contestés par personne au premier tour, et reporter sur Laurent Gbagbo toutes les voix des autres candidats du premier tour, y compris toute majoration éventuelle du taux de participation (supposée frauduleuse) entre les deux tours, eh bien, Alassane Ouattara serait toujours vainqueur sur le plan national. Donc, il apparaît clair que la prise en compte de toutes les réclamations de M. Gbagbo et même au-delà n’aurait jamais inversé le résultat final. Par conséquent, Laurent Gbagbo n’avait aucune possibilité de remporter cette élection.
La décision finale au plan légal
Le plus important à savoir : cette élection s’est jouée dans le report des voix du troisième homme de cette présidentielle, l’ancien chef de l’Etat Aimé Henry Konan Bédié, et ce, dans les régions où ce dernier avait obtenu la majorité ou un score significatif. Or, toutes ces régions favorables à l’ancien président ivoirien, étaient sous contrôle de Laurent Gbagbo, de son armée, de son administration et de ses services de sécurité, il s’agit de : Bas-Sassandra, Lacs, N’Zi-Comoé, et Lagunes comprenant Abidjan. Dans toutes ces régions, les voix de Konan Bédié se sont largement reportées sur Alassane Ouattara : 74,24% dans le Bas-Sassandra ; 76,29% dans Dix-Huit Montagnes ; 91,86% dans Lacs ; et 84,33% dans Nzi-Comoé.
Même dans les régions favorables à Laurent Gbagbo, à la notable exception du Fromager, sa région d’origine où il rafle 54,73% des votants de Bédié du premier tour contre 45,27% à Ouattara, dans le reste des cas, le vote Bédié se reporte très largement sur Ouattara au second tour : 70,44% dans Lagunes (Abidjan), et 64,44% dans le Moyen Cavally. Par voie de conséquence, la progression du même Ouattara dans les régions qui lui sont favorables et où ses gains ne sont pas d’un grand apport vu que Bédié n’y avait pas fait un grand score au premier tour (en moyenne entre 4 et 5%) ne peut avoir rien de suspect.
Dernier élément, on ne peut pas aborder la question de la présidentielle ivoirienne de 2010 sans prendre en compte le principe de certification des élections par l’ONU. Mode opératoire très rarement usité dans le cadre des missions de maintien de la paix des nations Unies dans des pays qui sortent de périodes de guerre et où la confiance entre acteurs n’est pas suffisante pour croire en la crédibilité des élections. Cela a été le cas au Timor oriental en 2007 et au Népal en 2008. L’un des plus grands constitutionnalistes de Côte d’Ivoire, le professeur Francis Wodié, avait alors déclaré : «la certification, placée à la fin de la procédure, postérieurement à la décision du Conseil constitutionnel, s’offre comme la décision finale, et tout le monde doit s’y conformer». Or, le certificateur de l’ONU a certifié la victoire d’Alassane Ouattara. Sur le plan légal, c’est la décision finale.
Belhar MBUYI, journaliste, directeur de “Finance-cd.com”
Auteur du livre : ‘‘Qui a (réellement) remporté la présidentielle ivoirienne de 2010 ? Vérité des urnes et de jure’’, Ed. Jets d’Encre, Paris, 2018.